PORTRAIT

GERMAIN BAZIN (1901-1990)

par Gilberte ÉMILE-MÂLE

Germain Bazin est né le 24 septembre 1901 , à Suresnes. Le centième anniversaire de cet événement est l’occasion de rendre hommage à un grand historien de l’art et un grand conservateur, qu’il faut mettre au nombre de ceux qui ont le plus contribué à faire progresser la restauration en France. Coré a demandé à Gilberte Émile-Mâle, qui seconda Germain Bazin pendant des années, avant de lui succéder comme chef du service de restauration des peintures, de rappeler pour ses lecteurs l’action de cet esprit lucide et de cet éminent organisateur. Le texte qu’on va lire reprend, avec certaines modifications, une communication présentée en 1994 à un colloque du SIME. Il n’a jamais encore été publié.

En 1937, René Huyghe, alors conservateur en chef des peintures du Louvre, dit à Germain Bazin, nommé conservateur adjoint au département : " Vous serez chargé de la surveillance de l’atelier de restauration. Contrairement au système allemand et anglais, la restauration doit être l’œuvre commune d’un technicien et d’un historien, c’est-à-dire à un conservateur. En cas de litige, c’est celui-ci qui doit trancher. " Pour Huyghe, la restauration n’était pas seulement un problème technique que l’on confie à des spécialistes, mais un problème culturel.

Avant Huyghe, les conservateurs des peintures ont, en général, considéré la restauration comme une activité secondaire, et si la transformation esthétique d’une peinture par un allégement du vernis leur permettait un regard nouveau sur l’œuvre, la constitution matérielle de celle-ci les concernait moins. Ils s’en remettaient aux rentoileurs pour juger de l’opportunité de l’intervention à décider : rentoilage, transposition, refixage profond.

Peut-on imaginer qu’en 1910, il semble bien n’y avoir eu au Louvre qu’un restaurateur attitré, Eugène Denizard, peintre élève de Bonnat et copiste ? Lorqu’en 1883, il avait sollicité du travail, on lui avait répondu : " MM. Briat et Tarral, restaurateurs de tableaux, le premier à Paris et le second à Versailles, suffisent pour les besoins du service. " Engagé en 1887 au Louvre, Eugène Denizard fut aidé ensuite par un jeune élève de l’École des Beaux-arts, Lucien Aubert qui, en 1974, sera le membre le plus ancien de l’atelier de restauration.

Il s’agissait d’entretien dans les salles et de " bichonnages ", selon l’expression de l’atelier du Louvre, c’est-à-dire de dépoussiérages, petits refixages, régénération de vernis, revernissages, etc. Les interventions plus profondes étaient faites en atelier par des artisans spécialisés. Si l’on en juge par les mémoires conservés aux archives, les transpositions étaient alors le remède habituel aux soulèvements de la couche picturale. Les allégements étaient peu nombreux, car on aimait encore, comme au XIXe siècle, voir les tableaux à travers d’épais vernis jaunes.

Pourtant, dès 1775, le comte d’Angiviller, dernier directeur des Bâtiments du roi, avait organisé le métier de restaurateur et défini des règles. À la fin du XVIIIe siècle et jusqu’en 1815, Paris devint, il semble bien, le centre le plus important dans le domaine de la restauration ; une grande partie des tableaux de l’Europe y était rassemblée jusqu’au traité de Vienne, lorsque les puissances alliées les reprirent. On sait le rôle que joua Jean-Baptiste-Pierre Le Brun, peintre, marchand de tableaux, expert, l’homme le plus éclairé de son temps sur la restauration, qui avait des vues très en avance sur ses contemporains.

À partir de 1848, Frédéric Villot, conservateur des peintures, s’efforça de mettre sur pied une organisation rigoureuse de la restauration, mais il dut quitter son poste en 1861, pour avoir fait exécuter des nettoyages trop audacieux sur des tableaux célèbres. Il avait choqué les amateurs qui aimaient alors, par goût romantique, à voir les peintures embrunies par des vernis sombres qui accentuaient l’effet sentimental du passage du temps. Nous retrouverons une polémique semblable en 1936, suscitée par l’allégement du vernis du Titus de Rembrandt par Jean-Gabriel Goulinat. Ce fut " l’affaire Titus ".

Il faudra attendre 1935 pour rencontrer à nouveau une volonté, celle de René Huyghe, bientôt secondé par Germain Bazin, de faire sortir la restauration de cette routine qui ne se souciait ni de recherche ni de doctrine. Les peintures du Louvre étaient alors considérées comme mal entretenues ; elles étaient, pour la plupart, couvertes de ce que l’on appelait alors le " jus-musée ", c’est-à-dire des couches superposées de vernis jaunis. Huyghe demanda à Henri Verne, directeur des Musées nationaux, de créer un atelier de restauration en rétablissant un usage perdu : celui d’un concours de recrutement des restaurateurs. Sept spécialistes furent choisis pour constituer l’atelier de restauration. Goulinat, qui s’était intéressé à la technique de la peinture et à la restauration et avait collaboré aux travaux du premier laboratroire du Louvre, fut officiellement le chef de l’atelier. Tous peintres de formation, les restaurateurs sélectionnés s’étaient initiés à leur métier dans des ateliers où l’on se transmettait les méthodes de maître à élève et où l’on gardait jalousement les " secrets ", car aucun enseignement officiel n’a existé en France jusqu’en 1973. Un arrêté de 1937 institua une commission de restauration, laquelle n’a jamais cessé d’exister, malgré quelques périodes de mise en sommeil. La politique de restauration en France fut alors définie : celle de la prudence, celle de l’allégement des vernis et non du dévernissage. Elle fut précisée en doctrine lors de l’importante " querelle des vernis " des années 1945-1950, qui opposa les positions anglo-saxonnes et latines, épisode bien connu et qui fait déjà partie de l’histoire. Une grande campagne de restauration commença. Elle se continua pendant la guerre dans les " dépôts " où les tableaux avaient été évacués. Dans ces lieux exceptionnels, châteaux, abbayes, musées, Germain Bazin entreprit de mettre au point la technique d’allégement des vernis avec les restaurateurs qui l'avaient suivi, et de rédiger des rapports sur la restauration. Il a évoqué dans un petit livre de souvenirs l’organisation de l’exode des tableaux du Louvre et l’installation de l’atelier de restauration au château de Sourches. On découvre un homme d’action formé par une active préparation militaire de réserve, " convaincu " écrit-il lui-même. La personnalité multiple de Germain Bazin étonna toujours ceux qui ont connu le conservateur en chef des peintures, passionné et éclectique, le professeur savant et intimidant, l’historien de l’art ouvert à tant de " messages humains ", au contact rendu parfois difficile par son étonnante capacité d’évasion.

L’intérêt qu’il porta en général aux problèmes techniques se retrouve dans celui qu’il a toujours manifesté pour la constitution même du tableau. Il apportait autant d’attention à la recherche d’une solution pour la restauration d’un support qu’à celle destinée à la couche picturale. En préface au livre de Jacqueline Marette sur les panneaux peints, il écrivait en 1961 : " Je souhaiterais que ce livre attire l’attention des conservateurs de musée sur l’importance du support dans le document historique qu’est le tableau. Malheureusement, il faut avouer que jusqu’ici, le plus souvent, seule la pellicule picturale portant l’image a été considérée comme intéressante ; pour présenter celle-ci, on n’hésite pas, même dans certains pays d’Europe, à faire subir à son support des opérations chirurgicales qui l’altèrent profondément ou même le font disparaître. " Toujours soucieux de la vie matérielle des tableaux, il écrivit un important article sur l’histoire générale de la conservation.

Lorque j’entrai en 1950 comme chargée de mission au département des peintures, Germain Bazin me " consacra ", si je puis dire, à la restauration, à laquelle je suis restée fidèle jusqu’à ma retraite, après lui avoir succédé en 1971. J’ai donc bien connu cet aspect de son activité, la seule dont je puisse me permettre de parler, après le départ de René Huyghe devenu professeur au Collège de France.

Germain Bazin, voulant constituer une documentation, comme il commençait à en exister dans les grands musées du monde, me chargea :

 d’établir par tableau deux fiches de santé, dont il créa le modèle, la première destinée à l’analyse de la constitution matérielle de l’œuvre, la seconde aux examens, puis aux interventions ;

 de constituer un dossier scientifique avec la documentation du Laboratoire de recherche des Musées de France avant et en cours de restauration ;

 de rédiger des rapports sur les œuvres restaurées en suivant les travaux et entretenant un dialogue constant avec les restaurateurs.

Ainsi était créé, par la volonté de Germain Bazin, un service de documentation essentiel pour la vie et l’histoire de la santé des œuvres.En janvier 1992, les dossiers des tableaux étaient au nombre de 6971.

Une ou deux fois par an, Germain Bazin présentait à la commission le programme des tableaux à restaurer. Il surveillait régulièrement les travaux des restaurateurs, connaissait bien les aptitudes de chacun, questionnait et savait écouter ce que le spécialiste, l’artisan, pouvait apporter à la connaissance matérielle de l’œuvre pour le choix de l’intervention. Il était très conscient de l’importance de son rôle dans cette transformation de la vision de la peinture par la restauration. Ainsi, je n’oublierai jamais les longs moments qu’il passa, assis à côté de Goulinat, lorqu’en 1956 celui-ci amincit très légèrement les vernis du Pèlerinage à l’île de Cythère de Watteau. Très conscient aussi de l’importance de l’étude scientifique pour la restauration, il établit une collaboration régulière avec le Laboratoire de recherches des Musées de France.

Il s’efforçait de connaître les méthodes pratiquées dans les instituts étrangers, faisant partie des commissions internationales où étaient présentés les problèmes de restauration d’œuvres considérées comme faisant partie du patrimoine mondial, telle celle de l’Agneau mystique de Van Eyck, en Belgique . Lui-même en réunit plusieurs au Louvre, comme celle qui étudia la consolidation du panneau de la Vierge du chancelier Rollin de Van Eyck, en 1952.

Partout, il défendait la position française, qu’on pouvait appeler " latine ", car très proche de celle de l’Istituto centrale del Restauro de Rome, faite de prudence dans le traitement des vernis. Je ne donnerai qu’un exemple de cette méthode au Louvre. Après un première campagne de très discrets allégements de vernis sur un certain nombre de Poussin entre 1938 et 1940, il a été possible d’accentuer ces premiers allégements pour l’exposition Poussin de 1960, grâce à l’apparition de produits nouveaux et nombreux, de moins en moins dangereux et de restaurateurs de mieux en mieux formés et informés.

En 1965, Germain Bazin quittait le département des peintures pour le service de la restauration des peintures des Musées nationaux, poste rattaché directement au directeur des Musées de France et qui fut créé pour lui. Désormais, il se consacra uniquement à la restauration jusqu’à sa retraite.

De 1966 à 1976, la remise en état des trois cents primitifs italiens de la collection Campana fut une expérience déterminante, qui fit entrer la restauration dans une ère de plus en plus rigoureuse et inventive dans son approche et sa réalisation. Germain Bazin y participa jusqu’à sa retraite en 1971. Conscient du manque de spécialistes véritables pour le traitement des panneaux, il envoya à l’Istituto centrale del restauro, bien formé à cette technique, un ébéniste ouvert à ces problèmes pour y faire un stage. Ainsi put être créé un atelier d’ébénisterie spécialisé dans le traitement des supports de bois, grâce à un exceptionnel artisan. Le nombre considérable d’œuvres à remettre en état permit une étude systématique et une solution fut adaptée à chacune d’elles. Ce sont aussi les principes et la doctrine de ce même institut qui furent adoptés pour la restauration de la couche picturale de ces primitifs italiens, en utilisant dans de nombreux cas la retouche discernable, dite a tratteggio, bien connue de tous . Germain Bazin écrivait dans la préface du catalogue de cette campagne de restauration : " chaque tableau a été envisagé comme un cas d’espèce, selon la coutume de l’atelier de restauraiton du Louvre. Lorque nous avons rencontré des situations incertaines, nous avons suivi ce principe qu’il faut toujours en faire plutôt moins que plus, laissant la décision irréversible aux restaurateurs de l’avenir, mieux informés. " Cette volonté d’intervenir le moins possible se retrouve dans l’évolution de la transposition. Quand il fut chargé en 1937, à son arrivée au département des peintures, de faire un rapport sur les crédits à utiliser en restauration, de nombreuses transpositions étaient prévues. En 1971, à son départ, si on devait parfois reprendre d’anciennes transpositions, on n’en pratiquait plus, sauf dans des cas exceptionnels, où aucune autre solution ne pouvait sauver l’image.

En 1968, à la suite d’une enquête internationale, il établit un important rapport pour un projet de création d’un institut de restauration en France. Il écrivit alors : " L’absence d’un institut [...] alors qu’il en existe à Madrid, à Lisbonne, à Rome, à Florence, à Vienne, aux États-Unis, au Mexique et plusieurs en Allemagne, met véritablement la France dans une situation de sous-équipement culturel, d’autant plus fâcheuse qu’au moins en ce qui concerne la peinture, les principes employés au Louvre sont de plus en plus appréciés dans les milieux internationaux, et que nous recevons de France et de l’étranger de plus en plus nombreuses demandes auxquelles nous ne pouvons pas répondre. " Il souhaitait que la restauration passe à une nouvelle étape : celle, non plus des peintres-restaurateurs, mais des restaurateurs formés comme tels. Un institut, l’IFROA, fut créé en 1978.

Le service de la restauration, dont l’activité ne se limita plus aux peintures du Louvre, put alors répondre aux demandes de musées nationaux ou extérieurs qui firent appel à lui (les deux premiers furent le Musée national d’art moderne et le musée de Chantilly) et ainsi en pratiquant la même politique que pour les tableaux du Louvre, bien des œuvres furent à l’abri des restaurations hasardeuses. Les voies que Germain Bazin avait ouvertes furent déterminantes ; ses successeurs n’eurent plus qu’à les élargir et les multiplier. Le livre de Ségolène Bergeon fait le point sur l’aboutissement de cinquante années d’efforts.

Nous devons être reconnaissants à d’éminents historiens d’art, conservateurs en chef du département des peintures, René Huyghe et Germain Bazin, d’avoir pris en main le destin de cette activité, longtemps considérée comme mineure, mais combien déterminante pour la survie de notre patrimoine pictural.

Pendant trente-quatre ans, Germain Bazin a œuvré pour que la restauration des peintures des musées suive une évolution vers toujours plus de rigueur dans ses méthodes et demeure respectueuse de " l’œuvre unique ", au point qu’il n’est plus rien resté des procédés du début de ce siècle.

En humaniste, il a évité en son temps, à la restauration française deux espèces de ravages : celui d’un scientisme hérité du XIXe siècle, croyant au pouvoir absolu de la science pour sauver les peintures, et celui d’un purisme du début du XXe siècle, oubliant le passage du temps sur l’œuvre d’art et exaltant les matériaux au détriment de l’image et de son message.

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