Portrait

Camillo Boito (1836-1914)
par Georges Brunel

Le nom de Boito, peu connu en France, occupe une place importante dans l’histoire culturelle de l’Italie au XIXe siècle. Il y a eu deux frères Boito, Camillo (Rome, 1836 - Milan, 1914) et Arrigo (Padoue, 1842 - Milan, 1918). Arrigo écrivit des livrets d’opéra, en particulier pour Verdi ; il est l’auteur de ceux d’Otello et de Falstaff. Lui-même a composé des opéras, dont l’un au moins, Mefistofele, est encore joué régulièrement (première version créée en 1868 à la Scala, seconde version présentée en 1875 à Bologne). Camillo s’est principalement consacré à l’architecture et à l’histoire de l’art, mais il a également laissé plusieurs nouvelles ; la plus connue est Senso (1883), que Luchino Visconti a transposé au cinéma dans un film célèbre (1954).

L’action de Senso se passe à Venise, pendant la domination autrichienne. C’est précisément dans cette ville, dont la décadence faisait voir les beautés à travers un filtre mélancolique et amer, que les frères Boito furent élevés. Si leur père était romain, leur mère était polonaise, et l’un des mérites de Camillo Boito fut l’envergure européenne de sa culture. Il fréquenta non seulement les écoles de Venise et de Padoue, mais aussi l’Université allemande. En 1859, la guerre entre l’Autriche et le tout jeune royaume d’Italie lui fit quitter Venise. Boito s’installa à Milan, qu’il ne quittera plus jusqu’à la fin de sa vie. Professeur à l’École d’architecture, il y forma plusieurs générations d’étudiants. Les nombreuses commissions et associations auxquelles il participait élargirent la portée de son enseignement. Le style et l’intelligence de ses publications lui valurent une grande réputation, du moins en Italie et dans les pays d’Europe centrale. L’œuvre de Riegl, son cadet de vingt ans, montre que le grand historien de Vienne avait lu et médité Boito.

Boito commença à exercer son activité d’architecte restaurateur dans une époque où les soins à donner aux monuments du passé soulevaient partout de vives controverses. Les deux figures dont l’antithèse symbolisait celle des partis en présence étaient Viollet-le-Duc et Ruskin. Un homme aussi cultivé que Boito était familier avec les publications de l’un comme de l’autre, mais, contrairement à eux, il n’avait l’esprit de système. Aussi les textes dans lesquels il a exprimé ses vues sur la restauration brillent-ils plus par l’ingéniosité des remarques, la finesse des observations et l’élégance du style que par la charpente théorique. Son intelligence détachée et sceptique lui a permis cependant de trouver des formules originales et souvent profondes qui, tout compte fait, contiennent en germe bien des aspects de Riegl, plus encore peut-être que de Brandi.

Comme Ruskin, Boito était un écrivain de talent ; comme Viollet-le-Duc, il avait la pratique des chantiers. Aussi occupe-t-il entre les deux une position médiane, non qu’il ait cherché délibérément des formules de compromis, mais parce qu’il a su rapprocher ce qu’il y avait de valide dans les thèses de l’un et de l’autre. Contrairement à Ruskin, Boito ne mettait pas en cause la légitimité de la restauration en face des monuments du passé. Mais, contrairement à Viollet-le-Duc, il voyait parfaitement que le zèle du restaurateur risque toujours de verser dans la falsification. En rupture, comme Viollet-le-Duc, avec les classiques, Boito a combattu en faveur de la restauration des édifices du moyen âge ; il est lui-même l’auteur d’une Architettura del medioevo in Italia, publiée en 1880. Son enthousiasme pour les monuments de cette époque n’allait pourtant pas jusqu’à lui faire apprécier les reconstitutions et compléments que ses contemporains apportaient aux édifices dans le dessein de recréer, et quelquefois tout simplement de créer, l’" unité de style ". L’enseignement de Viollet-le-Duc avait eu une grande influence en Italie, comme en témoignent, pour ne citer que quelques exemples célèbres, le complément de S. Croce et celui de S. Maria del Fiore à Florence, dont les façades gothiques furent construites respectivement par Nicolò Matas en 1857-1868 et par Emilio De Fabris entre 1876 et 1883, ou la réfection de la cathédrale d’Amalfi, dotée elle aussi d’une façade gothique par Alvino et Dalla Corte en 1880-1894. Ce genre d’opérations a été condamné par Boito ; le principe de la distinction entre les parties originales et les parties nouvelles est au contraire l’un de ceux qu’il a le plus fermement défendus.

Les publications de Boito sont nombreuses. Il ne s’agit ni de traités, ni de dictionnaires ; l’esprit subtil et la souplesse d’intelligence de Boito sont aussi éloignés que possible d’un travail dogmatique. D’une manière caractéristique, il a choisi la forme du dialogue pour exposer ses idées sur la restauration dans son ouvrage le plus célèbre, Questioni pratiche di belle arti, publié en 1893 à Milan. C’est le chapitre de ce livre où Boito étudie les problèmes de la restauration de l’architecture qui a été récemment traduit en français sous le titre de Conserver ou restaurer (1). On doit ici rendre hommage à la persévérance avec laquelle Françoise Choay, qui a dirigé la publication, s’emploie, depuis vingt ans, à faire connaître au public français les textes fondamentaux relatifs à la théorie de la restauration.

Le nouveau et l’ancien doivent, pour Boito, toujours se distinguer sans difficulté ; il faut, dans les parties reconstituées des édifices, se servir de matériaux dont l’aspect, dès qu’on les examine avec un peu d’attention, se distingue de celui des matériaux originaux ; les modénatures ou les ornements sculptés des parties refaites ne doivent pas reproduire littéralement ceux des parties d’origine, mais en présenter une version simplifiée et réduite à l’essentiel ; si la restauration a obligé à éliminer d’un bâtiment ancien des parties trop endommagées pour être conservées en place, celles-ci doivent être gardées à proximité et accessibles au public ; les parties nouvelles doivent porter des inscriptions ou plaques commémoratives rappelant la date de l’intervention dont elles résultent. Enfin, comme Viollet-le-Duc, quoique avec des arrière-pensées différentes, Boito attachait la plus grande importance à la documentation des travaux.

Il y a là des principes auxquels tout le monde, aujourd’hui, adhère sans difficultés, quitte à prendre dans la pratique des libertés, ce que les architectes restaurateurs ne se privent pas toujours de faire. D’autres aspects de la pensée de Boito peuvent surprendre davantage. Il distingue différents types de restauration, selon l’époque dont relève l’édifice. Pour les monuments antiques, Boito préconise un traitement qu’il appelle " archéologique " : c’est là que doit s’appliquer dans toute sa rigueur le principe de distinction des parties anciennes et nouvelles par la nature et la mise en œuvre des matériaux, la simplification des formes, etc. Pour les monuments du moyen âge, il souhaite que s’opère ce qu’il appelle " restauration pittoresque ". Il ne s’agit pas ici de faire revenir subrepticement Viollet-le-Duc ; Boito entend par " restauration pittoresque " les mesures de consolidation de la structure qui permettent à un bâtiment de conserver l’intégrité de son aspect. C’est déjà l’idée qui sera formulée de nouveau par Brandi dans sa distinction entre la matière comme aspect et la matière comme structure. Pour les monuments de la Renaissance et de l’époque moderne, Boito admet la restauration qu’il appelle " architecturale ". Ici, il s’accommode des remplacements de parties endommagées et des réfections. Sans probablement l’avoir voulu, il introduit ainsi l’idée que la restauration résulte d’un choix entre des valeurs et qu’il n’y a rien d’absolu dans cette matière. On voit que Riegl n’est pas loin.

L’activité de Boito dans les différents organismes, officiels ou privés, où se débattaient les problèmes de l’entretien et de la restauration des biens culturels en Italie, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, ont valu à ses idées une grande influence. Lors des congrès des architectes et ingénieurs d’Italie de 1879 et de 1883, il présenta des communications qui furent bientôt reprises dans les premières chartes de la restauration. Les lois italiennes de 1902 et de 1909 en découlent directement, et la charte d’Athènes, publiée bien après la mort de Boito (1931), atteste la vivacité de son influence.

(1) Boito (Camillo), Conserver ou restaurer. les dilemmes du patrimoine, Besançon, Les Éditions de l'imprimeur, 2000 (coll. "Tranches de villes") ; tr. de Jean-Marc Mandosio, pr. de Françoise Choay.

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