PORTRAIT

EUGÈNE VIOLLET-LE-DUC ( 1814- 1879)
Un pionnier de la conservation-restauration ?

Eugène Viollet-le Duc est né dans une famille d'administrateurs de domaines fonciers, d'artistes et de professionnels du bâtiment . Son grand père, Jean Baptiste Delécluse, entrepreneur et architecte, avait réalisé en 1786 des projets pour la construction de l'église de l'abbaye des Prémontrés ( jamais édifiée). Son père était sous-contrôleur des services puis gouverneur du palais des Tuileries. Il a été élevé dans une atmosphère très cultivée, au milieu des artistes et des écrivains. Pris très jeune par la vocation d'architecte, il refusa la voie académique et la formation des Beaux-Arts; il marqua sa préférence pour les études de terrain. Les stages qu'il fit chez les architectes Jean Huvé et Achille Leclère le familiarisèrent avec la vie et les techniques de chantier. De quatre voyages faits à travers la France, puis un en Italie, il ramena une importante moisson de dessins et d'aquarelles. Sa carrière professionnelle commence en octobre 1838, et en août 1839 il se rend à Narbonne pour étudier un projet d'achèvement de la cathédrale Saint Just. A l'âge de 26 ans il se voit confier un chantier très difficile; l'église de la Madeleine de Vézelay est prête à s'effondrer: Là où un architecte de son temps aurait certainement rasé et reconstruit, il fait le pari de la conservation. Il échafaude, il étaie, il renforce les structures et se livre à une chirurgie pierre à pierre qui permet de garder le monument avec une bonne partie de sa substance ancienne. Les sculptures endommagées ont été soigneusement relevées, dessinées, moulées par estampage, voire complétées au plâtre, puis copiées en vue de la restitution de l'état ancien. Les mêmes méthodes très respectueuses de l'iconographie ont été employées partout, comme au palais synodal de Sens et à Pierrefonds. Notre architecte eut le même comportement analytique et respectueux dans la restauration des vitraux, par exemple à Notre Dame de Paris ou à Chartres. Il ne peut être question ici d'énumérer les chantiers sur lesquels il intervint, qui sont innombrables, mais l'auteur de ces lignes a eu l'occasion d'étudier de près, en quelque sorte de l'intérieur, ses interventions sur bien des monuments. Au donjon de Coucy, il fit restituer le tympan du portail par le sculpteur Geoffroy-Dechaume: Le relief de ce tympan, le chevalier au lion, avait été détruit par Mazarin lors du démantèlement de la forteresse et n'était connu que par la croupe du lion encore en place et une gravure d'Androuet du Cerceau . La sagesse eût été de retailler le tympan et sa sculpture d'une seule pièce: l'architecte respectueux choisit de conserver la croupe du lion et les voussures anciennes; il ne fit que combler les lacunes du portail. (Un grand nombre des pierres sculptées de ce portail a été retrouvé sur le site après la destruction du donjon effectuée par les Allemands en 1917; un remontage par anastylose de ce portail est possible et serait très intéressant). Pour bien comprendre l'intervention de Viollet-le-Duc à Pierrefonds il faut se souvenir de l'état antérieur de ce château. Pierrefonds, comme Coucy et Fère en Tardenois, appartenait au XVIIIe siècle au duc d'Orléans, futur Philippe Égalité et père du roi Louis-Philippe. Les trois châteaux avaient comme bien d'autres été démantelés aux temps de la fronde; ils n'avaient ni valeur militaire ni intérêt stratégique; ils étaient inhabitables. Pendant des années le duc Philippe d'Orléans vendit aux riverains la pierre au tombereau. Par sécurité et pour éviter les vols l'exploitation en carrière se fit par la sape au milieu des murs d'enceinte soigneusement conservés. Au début du XIXe siècle les trois châteaux étaient presque complètement dégarnis de leurs bâtiments intérieurs: ils avaient l'allure de gigantesques dents creuses comme se présentent aujourd'hui encore Coucy et surtout Fère en Tardenois. Lorsqu' on se livre à l'analyse archéologique de l'enceinte extérieure, quand on compare ce qu'on voit avec les dessins anciens, ses vues aquarellées à vol d'oiseau, les photographies antérieures à son intervention; on constate que Viollet-le-Duc a conservé en place toutes les pierres encore en état, parfois jusqu'au fleuron terminal. Coupés par le démantèlement de Mazarin, les mâchicoulis et les chemins de ronde étaient archéologiquement complets: il lui a suffi d'en combler les brèches en pierre neuve. A Pierrefonds Viollet-le-Duc a agi en archéologue scrupuleux partout où il a pu le faire, respectant les cheminées originales du donjon, les niveaux des planchers dans les tours, les sculptures des façades et la silhouette générale de ce monument exceptionnel de la fin du XIVe siècle dû à Louis d'Orléans. Là où plus rien n'existait, l'architecte a exécuté la commande d'un prince en tentant de donner à l'ensemble du monument une cohérence globale, une unité architecturale. La dent creuse est plombée, les vieilles pierres sont protégées. Clos et couvert, le monument est conservé et on peut même affirmer que l'opération est réversible, car tout est rajouté; tout peut s'enlever! A Saint Sernin de Toulouse, une part importante des "restaurations" que Viollet-le-Duc avait exécutées a été supprimée: l'église a été récemment " dérestaurée" ce qui constitue une preuve de la réversibilité de ses travaux. Entre conservation, restauration et construction, Eugène Viollet-le-Duc maîtrisait parfaitement la distinction; ses études préalables, ses rapports de chantiers, ses très nombreux dessins et relevés, l'œuvre monumentale de sa vie que constitue son "Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècles" en témoigne. Sa célèbre définition du mot " Restauration" : a choqué: "Le mot et la chose sont modernes. Restaurer un édifice, ce n'est pas l'entretenir, le réparer ou le refaire, c'est le rétablir dans un état complet qui peut n'avoir jamais existé à un moment donné" . De son temps, une "restauration" était un essai de restitution par l'image d'un monument ou d'un site aujourd'hui ruiné: Il s'agissait d'un exercice théorique auquel se soumettaient les étudiants en architecture. Par exemple les archives de l'école des Beaux Arts conservent un grand nombre de ces "restaurations" des monuments antiques sous forme de dessins aquarellés. On dirait aujourd'hui "restitution". Viollet-le-Duc semble bien avoir eu l'initiative d'appliquer cette discipline sur le monument lui-même et non seulement sur son image. Aujourd'hui, le sens du mot a changé, si l' on se réfère à la charte de Venise de 1964 ( art 9: La restauration est une opération qui doit garder un caractère exceptionnel. Elle a pour but de conserver et de révéler les valeurs esthétiques du monument et se fonde sur le respect de la substance ancienne et de documents authentiques . Elle s'arrête là où commence l'hypothèse; sur le plan des reconstitutions conjecturales, tout travail de complément reconnu indispensable pour raisons esthétiques ou techniques relève de la composition architecturale et portera la marque de notre temps. La restauration sera toujours précédée et accompagnée d'une étude archéologique du monument.) Viollet-le-Duc a beaucoup conservé, n'a restauré qu'exceptionnellement: en particulier à Vézelay, Pierrefonds, Notre Dame de Paris et Carcassonne. Malgré son souci constant de respecter les techniques originales, les parties qu'il a recréé portent de manière indélébile la marque de son temps. Le comportement de notre architecte-archéologue est tout à fait significatif dans l'affaire de l'hôtel de la Trémouille à Paris. Usant de son influence il a tenté de sauver cet hôtel du début du XVIe siècle de la démolition: il en a fait des relevés très précis et nous le connaissons grâce à lui. Les parties sculptées ont été sauvées de la destruction et remontées en désordre par Duban dans la cour Bonaparte de l'école des Beaux-Arts à Paris. Eugène Viollet-Le-Duc a laissé une très riche et très belle documentation sur les monuments qu'il a étudiés ou sur lesquels il est intervenu. Archéologue passionné, Il était pénétré d'un profond désir d'étudier et de faire connaître les monuments dans leur état d'origine; Conservateur, il avait le grand souci de l'authenticité. Faute de pouvoir conserver la substance originale, il en copiait la matière et la forme pour les rendre au monument: Là est peut-être le pionnier. Là ou les témoins anciens ont disparu, l'architecte, le décorateur qui étaient en lui prenait la relève et, pénétré des principes de cohérence et d'unité de style, complétait le monument. Là est l'homme rationaliste du XIXe siècle. Peut-on exprimer un regret dans cette brillante hiérarchie des valeurs qu'il a montré au cours de sa carrière? Viollet-le-Duc n'a pas su voir un monument comme nous le voyons aujourd'hui, le produit des siècles, le témoin des apports et des transformations des générations, porteur des stigmates de la vie, mais l'a trop considéré comme un tout cohérent, un travail d'ingénieur, une œuvre rationnelle et géométrale.

retour

retouraccueil