(les notes et les illustrations ne sont pas reproduites)
Paul Philippot La technique de la retouche en hachures, ou tratteggio, a été mise au point à lIstituto Centrale per il Restauro de Rome dans limmédiat après guerre, notamment pour répondre au défi que posait alors la restauration des fresques de léglise des Eremitani de Padoue, détachées par les bombardements et tombées sur le sol en milliers de fragments. La collecte attentive de ceux-ci et leur regroupement selon leur point de chute et leur nature avaient permis de reconstituer les fresques détruites de Mantegna et dautres artistes comme de grands puzzles criblés de lacunes, et la question se posait dès lors de leur présentation la plus adéquate, la plus justifiée du point de vue critique. Laisser le puzzle incomplet signifiait présenter des uvres si gravement mutilées que leur lecture en était rendue si difficile au spectateur que la valeur artistique des uvres sévanouissait pour faire place à la matérialité physique de leur état fragmentaire à peine déchiffrable. Dautre part, leur remise dans un état complet, toujours possible sur base de la documentation photographique conservée, impliquait une intervention si étendue quelle confinait nécessairement à une falsification, les fragments originaux se perdant dans lensemble dominé par la reconstitution. En fait, le problème posé par les fresques détruites des Eremitani portait à lextrême le dilemme que pose en réalité toute retouche au restaurateur : comment concilier le respect de luvre originale et accessoirement de son histoire et le souci légitime de lui rendre une lisibilité qui en permette lappréciation esthétique ? Le problème était dautant plus clairement perçu que lIstituto Centrale per il Restaurato avait été créé peu de temps auparavant sur une suggestion de Giulio Carlo Argan pour arracher la restauration à lempirisme artisanal qui la dominait alors et la fonder sur une approche scientifique des problèmes techniques, à la lumière dune approche critique des aspects esthétiques et historiques. Le jeune directeur, Cesare Brandi, sattachait dailleurs à élaborer dans ce sens une théorie de la restauration qui prenait particulièrement en compte la nécessité de concilier les exigences historiques de respect du document et les exigences esthétiques de sa présence formelle. Il était donc clair que la retouche, pour être acceptable sur le plan critique, devait satisfaire à deux exigences apparemment contradictoires : dune part rétablir la possibilité de lecture sans effort qui puisse distraire le spectateur de la pure réception de limage ; dautre part faire en sorte que cette intervention ne puisse en aucune manière tromper le spectateur sur sa nature en se faisant passer pour luvre originale, au lieu de se faire connaître pour ce quelle était : une intervention actuelle du restaurateur destinée à rétablir, dans la mesure du possible, lunité primitive de limage. Cest dun ensemble de tentatives diverses imaginées par les restaurateurs pour résoudre ce dilemme quest émergé le tratteggio. Conçu comme une technique de retouche en hachures verticales parallèles, il constituait nécessairement une grille qui sinterposait entre lexécutant et limage, et restait reconnaissable quels que soient les efforts du restaurateur pour intégrer la lacune. Dautre part, la hachure verticale est dexécution aisée, et soppose à ce que le ductus personnel du restaurateur simpose à la retouche, en quoi il est une garantie de distanciation et dobjectivité. Mais en même temps, la hachure peut et doit être adaptée à la lecture du contexte original : elle sera plus ou moins mince ou large, voire dune épaisseur variée. Un ton général de base peut être donné par des hachures neutres plus ou moins écartées lune de lautre, et les diverses couleurs pourront être obtenues par juxtaposition de tons purs, en sinspirant des principes du divisionnisme. Quant à la lumière, elle sera obtenue à partir du fond de préparation, le tratteggio seffectuant à laquarelle, afin dêtre toujours réversible. Ces considérations étant acquises, il est évident que la finalité de la retouche est dintégrer les lacunes dans leur contexte. Cest donc vers cette intégration la plus poussée possible que tendra lintention du restaurateur, afin dassurer le meilleur rétablissement de lunité potentielle, cest-à-dire de lunité qui peut être déduite sans hypothèse du contexte conservé, et rétablie en vertu de la continuité du rythme formel, qui peut franchir virtuellement des interruptions limitées en fonction de leur localisation, de leur extension et de la nature stylistique de luvre en cause. Le concept dunité potentielle fournit donc à la fois la justification de la retouche et dicte les limites de sa légitimité. Il est donc bien évident que le tratteggio ne peut être considéré comme une formule universelle de retouche. Il ne peut entrer en considération que pour des lacunes caractérisées (à la différence de simples usures de la patine ou de la couche picturale superficielle), qui permettent de " jeter le pont " entre deux rives en raison des implications quelles contiennent en termes de ligne, de modelé ou de couleur. Mais il sera exclu, comme toute autre forme de retouche dailleurs, dès quil faut recourir à lhypothèse ou que létendue est simplement trop vaste et imposerait la retouche au détriment, et non plus en faveur, de loriginal, dont il sagit de renforcer la présence. A ce stade, la lacune sera traitée comme lacune, et non intégrée au niveau formel ou figuratif. La situation a justement été comparée à la restitution dun texte mutilé et à son édition Les mots, fragments de mots ou lettres manquants peuvent être restitués chaque fois que cette restitution est impliquée par le contexte par lunité potentielle du texte restant et cette possibilité dépendra de la place et de la nature de la lettre ou du mot ou fragment de mot manquant en fonction des suggestions implicites dans le contexte. Mais il est évident que la restitution se fera de façon qui la rendre identifiable comme interprétation critique de léditeur : soit en italiques, soit avec note de renvoi explicative. Cest ce rôle qui revient, mutatis mutandis, au tratteggio. Tout ceci a été dit, et bien dit. Sil a paru utile dy revenir, cest que, presque depuis ses origines, le tratteggio a souvent été mal compris. Surtout hors dItalie, où manquait le fond de culture critique établi par Brandi, qui en assurait la correcte compréhension théorique, mais parfois aussi en Italie même. Avec quelque recul, on peut distinguer aujourdhui deux sources à cette incompréhension, deux parcours de lerreur, qui supposent toujours que le tratteggio est pensé comme une simple technique, indépendamment de la conception critique qui le fonde. La première est dordre technique. Des retouches en tratteggio mal exécutées ont contribué à obscurcir les raisons et la fonction précise du recours à cette technique, et, la copie étant toujours inférieure au modèle, il sen est suivi un relâchement de lexécution qui a exposé le principe du tratteggio à des critiques que ne justifiait en fait que la mauvaise exécution, voire lincompréhension témoignée par lexécutant. La seconde, souvent liée à la première dailleurs, est dordre théorique. Le mauvais tratteggio simposant comme tel au lieu dassurer lintégration des lacunes traitées, la grille le moyen a été prise pour la fin lintégration manquée, et, le principe se renversant, le tratteggio a alors été considéré comme un moyen de rendre la retouche visible ce qui est évidemment beaucoup plus facile que dintégrer la lacune à travers le filtre des hachures, mais ne répond pas au problème critique de lintégration. Et ceci dit, tout est dit, sur le tratteggio, compris et incompris. |
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