CORÉ no 5
 
 

par 
Camille MORINEAU, conservateur 
(Musées, Ville de Paris) 
Hélène VALENTIN, restauratrice 
Jean-Pierre PINCEMIN, artiste auteur de l'œuvre. 

Restauration d'un tableau moderne :
"l'Année de l'Inde" (1986) de J.P. PINCEMIN

(extraits de l'article) 
 

En dépit de la date relativement proche de leur création, les œuvres modernes n'échappent pas au vieillissement et aux problèmes posés par l'altération des matériaux et des structures. C'est ce qu'illustre cet article, où ce sujet, plutôt inhabituel jusqu'ici, est abordé pour la première fois dans Coré. Il montre également que les principes de base de la déontologie s'appliquent ici comme ailleurs, autrement dit que la pluridisciplinarité reste la règle ; elle associe ici le conservateur, le restaurateur, et… l'artiste, auteur de l'œuvre. 
 
 

 
 
Achetée par la Ville de Paris pour le Fonds municipal d'art contemporain, " l'année de l'Inde" (mai-novembre 1986) de Jean-Pierre Pincemin est une des œuvres contemporaines majeures de cette collection, dont un des points forts est un fonds représentatif de la jeune peinture française aujourd'hui. Créé à la fin du XIXe siècle, le Fonds municipal d'art contemporain de la ville de Paris alimenta les musées d'art vivant de la ville, avant d'être réservé, à l'égal du Fonds National d'Art Contemporain pour les services centraux, à la décoration de tous les locaux municipaux, de la mairie d'arrondissement au simple bureau.   I - Du constat de fragilité à sa prise en charge : le dialogue du conservateur avec l'artiste et le restaurateur 

C'est précisément lors du passage d'un bureau à un autre que fut constaté l'état critique de "l'année de l'Inde" et envisagée sa restauration. Pour le conservateur, l'apparente instabilité de l'œuvre, tout en étant alarmante, pouvait correspondre à la pratique d'un artiste autodidacte, qui définit son art comme une entreprise de "recyclage". Réutilisation d'éléments préfabriqués, récupération de matériaux de rebut, assemblage de techniques mixtes sont depuis toujours les modes de composition des œuvres de Jean-Pierre Pincemin, qu'il s'agisse de peinture ou de sculpture. Né en 1944, il met au point à la fin des années 60 une technique de composition de toiles teintées, qui le rapproche un temps du groupe Support-Surface. 

L'artiste s'en différencie cependant par le souci qu'il garde du plaisir de peindre : le procédé aussi bien que le type de motif comptent moins que de mettre en valeur ce "lieu de volupté" qu'est la peinture. D'où le retour au pinceau dès le milieu des années 70 pour réaliser de nouvelles compositions géométriques, qui coexistent à partir du milieu de la décennie suivante avec des œuvres figuratives, réalisées à partir de techniques mixtes. 

"L'année de l'Inde, mai novembre 86" est la première de ces séries figuratives, composées à partir d'un palimpseste de motifs tirés de recueils de gravures, de décoration, auquel correspond un éventail de techniques, relevant toujours du recyclage ( le peintre utilise par exemple des pots de couleurs trouvés dans des décharges). 

De fait, la mise en danger de l'œuvre fait intimement partie pour Jean-Pierre Pincemin de son procédé de création. Répondant à un journaliste qui lui objectait que ce dédain de la technique pourrait nuire à la conservation de ses toiles, il proteste "mes premières peintures, je les ai exécutées de la même façon. Certaines, je les ai transportées sur le toit de ma voiture, elles ont reçu la pluie et séché au soleil. N'empêche, elles n'ont pas bougé. Celles-ci ce sera pareil." (1) . Le risque accepté s'assortit cependant d'une sorte de foi dans la résistance de l'œuvre : position ambiguë de l'artiste qu'il faut interpréter comme un credo esthétique plutôt qu'un critère opérationnel. Car force est de constater que les œuvres comme "L'Année de l'Inde" "bougent" et qu'il revient au conservateur de résoudre concrètement et au cas par cas l'ambiguïté de ce discours. 

En ce qui concerne la série "L'Année de l'Inde" et l'œuvre qui nous intéresse, un dialogue plus approfondi avec l'artiste a fini par mettre à jour une particularité qui explique le degré extrême de fragilité de l'œuvre - le passage de l'œuvre "usée" voulue théoriquement par l'artiste, à l'œuvre endommagée malgré lui par sa pratique. 

Cette œuvre visuellement charnière entre l'abstraction et la représentation, se révèle l'être aussi littéralement, selon un autre principe de l'artiste, celui du camouflage "je ne peux peindre à partir de rien" . Ainsi apprend-on que chaque composition figurative de l'année de l'Inde est réalisée sur - collée et/ou repeinte - un tableau géométrique antérieur jugé insatisfaisant . Selon quels principes ? "Avec n'importe quoi, n'importe comment", répond Jean-Pierre Pincemin, tandis qu'il avait été un peu plus précis dans un texte antérieur : "la réalisation du nouveau projet s'est faite sur ceux-là, sans résistance. La forme du dessous établissait des valeurs de chromatisme perfectionnées dans des plans." (2) 

Recyclage, assemblage, camouflage sont des procédés qui équivalent à des principes esthétiques, et dont l'artiste a voulu que dans une certaine mesure - le camouflage n'est pas maquillage - ils restent visibles. Il en est de même pour le tandem ambigu instabilité/ fragilité : ce sont autant de périls qui doivent ici, parce qu'ils font partie de l'intégrité de œuvre", être maintenus visuellement, qu'il s'agisse de simplement les respecter, de les retrouver plus activement, ou le cas échéant de les fixer. 

Notons que si une profonde connaissance de œuvre - acquise notamment en discutant avec l'artiste - aboutit pour le conservateur à ce type de conclusion, elle peut cependant faire diverger dans un second temps les décisions effectives du conservateur des souhaits de l'artiste qui, à cette transparence "historique" du procédé préférera comme on va le voir, privilégier la "spontanéité" du trait, c'est-à-dire la vision la plus contemporaine, la plus littéralement "vivante" de œuvre. 

Les difficultés rencontrées lors de la restauration, puis le constat de la fragilité intrinsèque de œuvre, auront pour conséquence de limiter désormais le dépôt de cette œuvre et de l'assortir d'une surveillance accrue, gestion de type muséal qui fera exception au sein d'un fonds caractérisé par sa grande mobilité. Le dossier de restauration doit être constitué comme un outil vivant, infiniment révisable, définissant à la fois des critères de surveillance et des principes de gestion qui seront remis à jour par le restaurateur à la demande du conservateur, autour d'une stratégie commune qui aura pris en compte, sans s'y limiter, à la fois le développement de œuvre de l'artiste et son discours présent. 

L'histoire de la restauration de cette œuvre est précisément caractéristique des problèmes rencontrés par un restaurateur d'art contemporain, qui doit prendre en compte, puis tenter de concilier des contraintes multiples, d'ordres très différents. Ici, outre les critères habituels d'intégrité de œuvre et de son unité visuelle, l'intervention de restauration doit intégrer, puis rendre suffisamment transparentes, à la fois la fonction de la collection (qui nécessite une certaine "solidité" de œuvre), le respect d'une pratique continue de "bricolage" qui relève pour l'artiste d'un credo esthétique et au sein de cette pratique, la reconnaissance de la valeur charnière de cette œuvre. 

Autrement dit, les problèmes techniques et la décision du degré de l'intervention, la stratégie doit pouvoir être redéfinie en intégrant à la fois un savoir précis, vivant, voire anecdotique de œuvre et une connaissance profonde, distanciée et critique du travail de l'artiste. Pour cela, trois interlocuteurs se révèlent nécessaires pour valider chaque étape de l'intervention : le restaurateur, l'artiste et le conservateur. 
 
    II - Description matérielle de œuvre 

a/ Matériau par matériau 

- support : 

Toile de type "ameublement" de fabrication industrielle, constitué de matériaux synthétiques (revêtement de mur ou de sol, type "moquette"), épaisses et peu élastique, aux fibres superficielles en relief, tendue sur un châssis à clés. 

"le support est un morceau d'un grand format utilisé pour un rideau de scène, que j'ai découpé pour la série - à ce propos, le rideau était constitué de plusieurs lés de cette toile que j'ai collés ensemble avec de la colle Néoprène, efficace et rapide." 

Nature de l'adhésif "colle Néoprène": 

C'est un polychloroprène. Sa couleur jaune provient des séquences successives de doubles liaisons conjuguées. 
Évolution naturelle de ce produit : cette colle dite "contact" n'est jamais utilisée en restauration car elle jaunit, s'acidifie, réticule, se dénature . Son caractère instable suffirait à l'éliminer, de plus, sa réticulation entraîne la libération de molécules d'acide chlorhydrique (HCl). 
Même dans l'obscurité, ce processus de dégradation a lieu. 
Évolution accélérée: 
La dégradation par la chaleur accélère la vitesse des réactions chimiques (coloration, durcissement, dilatation préférentielle, dégagement d'HCl), la lumière (les U.V. uniquement) accélère la réticulation. 
A la fin du processus de dégradation, ce matériau "tombe en poussière" : écailles, soulèvements, et pulvérulences locales. 

        Dialogue avec l'artiste 

- couche picturale : 
Pas de préparation apparente, la matière du support est très visible et la couleur de fond (couleur de la colle) plutôt jaune foncé. Une observation plus poussée, à la loupe, montre qu'il s'agit du même matériau que celui des filaments qui retient les écailles en soulèvements de la couche picturale. 

"Après avoir collé les lés de toile entre eux, j'ai enduit de colle la surface sur laquelle j'allais peindre." 

On peut donc en conclure que les filaments sont de la colle Néoprène. 
On note une grande diversité de matériaux picturaux, certains sont d'aspect brillant ( bleus et blancs) d'autres mat (gris) . La couche de fond bleue est en jus. Les superpositions de matières picturales de différentes natures sont exécutées de manière aléatoire. 

"Je n'ai que peu de souvenir de l'exécution, je l'ai exécuté très vite avec les matériaux que j'avais sous la main...il me semble avoir utilisé une peinture pour voiture." 
 

[..........] b/ Mise en œuvre 

"Je l'ai réalisée au sol, très vite, d'un seul jet." 

Cette procédure d'exécution est parfaitement perceptible mais si l'ordre de superposition des matières picturales est lisible à l'observation, il est important de savoir que la présence et l'intime mélange de colle Néoprène sous et avec les matériaux picturaux ne sont pas uniquement dus aux collages d'assemblage du support, mais à l'exécution de l'œuvre dans son ensemble. 

        III - Comment envisager l'intervention de restauration 
 

[..........] Proposition de conservation préventive : 

Une réduction de l'amplitude et du nombre de vibrations du support peut être apportée par le soutien d'un support rigide au revers. Placé entre le châssis et la toile, il sera nécessairement mince. Il devra être chimiquement inerte face aux éléments constitutifs de œuvre. 

Ce "doublage libre" rigide ralentira le vieillissement prématuré résultant de contraintes mécaniques. Dans ce cas, les clés sont de peu d'utilité. Il est à noter que des variations du taux d'humidité relative sont ici sans conséquence sur les variations dimensionnelles du support. 
 

[..........] A l'avenir, un traitement de restauration devra prévoir l'introduction d'un nouvel adhésif sur l'ensemble de œuvre, afin de remplacer – autant que faire se peut - la colle Néoprène. Une élimination aussi complète que possible de cet adhésif devra être mise en œuvre afin de réduire l'acidité croissante (HCl libres). 
On peut envisager par exemple, l'utilisation de dolomie, CaMg(CO3)2, de nature basique, qui piégera les chlorures acides libres. A terme, on s'expose à une modification d'aspect de la matière picturale résultant de l'accroissement de l'acidité du milieu. 

L'état de conservation des couches picturales varie selon leurs différentes natures. 
On distingue deux types de soulèvements : 

a/- Des craquelures prématurées à l'origine, puis des soulèvement sont observés dans la moitié supérieure. Elles apparaissent localement en fonction du type de matière picturale: 

- dans les zones blanches (de type " laque ") ou d'autres, claires, dans lesquelles ce blanc est présent en mélange avec la couleur. 

- dans la zone bleue au centre de l'œuvre. 

- dans la diagonale blanche (lèvre supérieure de l'animal). photo 

b/- Des cassures de la matière picturale, dans toute son épaisseur, accompagnées d'un gonflement important produisent un relief irrégulier selon la nature spécifique de la matière picturale, particulièrement quand il s'agit de matière "maigre", de couleur grise ( "maigre", c'est-à-dire pauvre en liant, et donc dont la concentration volumétrique en pigment est forte ). 

Un examen de la tranche de ce type de soulèvement permet de distinguer la présence de filaments bruns de colle Néoprène . 

[..........]  Cette intervention de restauration a comme principal objet l'étude des constituants de l'œuvre, de leur état actuel, de leur évolution probable, l'exécution de refixages ponctuels des zones fragiles et la mise en pratique de conditions de conservation préventive adaptées à cette œuvre. 

  

c/ Choix entre deux types d'interventions 

- Détermination des limites de l'intervention: 

Nous prenons le parti d'intervenir localement uniquement dans les zones où la couche picturale est en danger. Ces interventions minimales ne peuvent avoir lieu que par la face de œuvre, à cause de l'épaisseur du support et de la migration de résidus de colle Néoprène vers la couche picturale qui en résulterait. 

-Détermination des objectifs matériel et esthétique de l'intervention: 

Un choix se pose quant au résultat visuel du refixage de la matière picturale, indépendamment du moyen, dans un premier temps. L'adhésif de refixage sera choisi ensuite en fonction du résultat visuel souhaitable. Il sera déterminé par ses qualités de stabilité dans le temps et son inertie par rapport aux éléments en présence. 

La conservatrice et la restauratrice décident, après concertation d'effectuer un refixage-test selon deux méthodes différentes afin de juger du comportement de la matière picturale lors de sa remise dans le plan du tableau. 

Tests: 

Les matériaux de refixage répondent aux règles de stabilité, de réversibilité réelle et d'inertie chimique. Ils sont bien entendu compatibles avec les matériaux de l'œuvre : 

a/ test d'utilisation d'un matériau adhésif en volume qui conservera l'intégralité de l'écaille tout en renforçant son aspect "bombé". 

b/ test d'utilisation d'un adhésif qui permettra de stabiliser l'écaille dans une position plus proche de celle d'origine (à plat, suivant le support) mais conduisant nécessairement à des cassures de l'écaille. 

Pour a/ on choisit la cire-résine (70% de cire d'abeille naturelle et 30% de résine Dammar). 

Pour b/ on choisit le Plexisol (copolymère acrylique) en solution (à 20%) dans du white-spirit. 

Comparaison des deux modes d'intervention: 

La pratique nous montre une grande différence dans la mise en œuvre de ces deux techniques. On voit nettement sur les photographies que l'aspect physique de l'écaille consolidée par la cire-résine nécessite un "coussin" très en volume. L'écaille devient visuellement proéminente. photo 

Par contre, les cassures de la couche picturale de l'écaille sont moins nombreuses qu'avec le Plexisol. Si la chaleur intervient également dans l'opération de refixage au Plexisol, le matériau accompagne moins la matière picturale très rigide. 

- Avis de Jean-Pierre Pincemin: 

  "Je ne souhaite pas que les soulèvements des empâtements gris soient visibles, je préfère la planéité et la conservation de la spontanéité du geste..." 
 

  [..........]         IV - Description de l'intervention    [..........]   V - Conclusion 

Dans le cas d'une œuvre contemporaine, les moyens d'une conservation préventive adéquate résultent d'une part de l'analyse des matériaux et de leur mise en œuvre, d'autre part de la compréhension du processus créatif. 

Respecter complètement le souhait théorique de l'artiste de planéité et de spontanéité reviendrait à oblitérer une partie de l'histoire de cette œuvre, ainsi qu'un procédé/principe essentiel de l'artiste : le bricolage/camouflage. Autrement dit nous préférons respecter en partie, tout en la stabilisant, la décomposition relative de œuvre. D'autre part nous constatons que visuellement, la "remise à plat" des boursouflures induirait une vision fragmentaire, indistincte de la couche, à l'opposé du désir de spontanéité exprimé par l'artiste. 

Cette intervention a permis de faire un bilan de l'état matériel de œuvre qui lui assurera un suivi spécifique grâce au rôle actif de sa fiche d'intervention . Le dossier de restauration permettra d'organiser les analyses et interventions ultérieures. 

Bibliographie 

(1) "Recommencer l'histoire" entretien de J.P. Pincemin avec Philippe Dagen, Le Monde, 26 août 1991 

(2) "Epiphanie" J.P. Pincemin in Jean-Pierre Pincemin Epiphanie, 

catalogue de l'exposition itinérante Mantes-la-Jolie, Montbéliard, Ajaccio, Angers 
15 juin 1996 - 31 décembre 1997. 

 
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